LITTÉRATURE ET PHILOSOPHIE ENTRE SÉDUCTION ET HYPERSEXUALISATION : VIVRE AVEC ET AU-DELÀ DE SON CORPS

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Écrit par Jeanne Belva, édité by Aélia Delêtre

Se chercher, trouver sa place, s’affirmer dans la société … S’émanciper. Il n’est pas illégitime de dire qu’aujourd’hui, la condition féminine a évolué. Tout du moins, je parle ici de faits relevés dans notre société occidentale : les conditions dans le reste du monde sont toutes autres et méritent d’être discutées et argumentées au travers d’une autre étude, étant l’objet d’un autre débat. Dans cet article, il s’agirait d’aborder la perspective du corps féminin dans sa dualité, qu’il soit ce qui peut desservir la femme, ou ce qui constitue sa puissance.

Malgré l’évolution de leurs rôles sociaux, d’une avancée progressiste du féminisme, des relations romantiques plus égalitaires et des nombreux défis relevés contre les traditions normatives genrées, la femme se trouve encore définie par son corps et jugée pour le rapport qu’elle entretient avec celui-ci. Moi, jeune femme de 17 ans, ma mère, bientôt 50, deux générations… une expérience commune. Toutes les deux, nous avons eu droit aux regards trop insistants qui nous mettent mal à l’aise et nous obligent à tirer sur le bas de notre jupe, que l’on avait choisie le matin même avec précaution en se disant « être suffisamment jolie et plaire, mais ne pas trop plaire, au risque d’être aguicheuse et méprisée ». Toutes les deux, nous avons et faisons toujours face aux remarques dégradantes et salaces dans la rue, sur notre lieu de travail, et même dans notre cercle privé. Mais toutes les deux le savons : nous ne sommes pas deux. Nous sommes deux parmi toutes les autres. 

La construction identitaire des jeunes filles se confronte à un dilemme que leur pose leur propre corps : est-ce qui la rend objet ou lui permet-il de s’émanciper ? Si effectivement d’un côté la femme use de ses charmes comme d’un pouvoir, que les privilèges de beauté existent bel et bien et que sa coquetterie et sensualité lui offre liberté et puissance, d’un autre côté, son corps peut être ce qui l’enferme dans son image, et qui l’empêche d’exister au-delà de ce dernier et des stéréotypes qu’on lui colle, littéralement, à la peau. 

D’abord faut-il bien le concevoir, les femmes peuvent se servir de leurs charmes au quotidien, elles sont pour le poète des muses séductrices, et sont en mesure d’utiliser leur corps et érotisme comme une force d’émancipation et un élément de pouvoir. Par exemple, le personnage de Nana de Zola, dans le roman du même titre, est le visage d’un nouveau type de femme du XIXe siècle. Fragile, mais sûre d’elle, c’est une prostituée qui enchaîne les amants. Elle s’affranchit de tous les stéréotypes et crée un double choc; Nana est à la fois l’allégorie d’une société patriarcale corrompue, et sans contradiction, celle qui fait de son corps un élément de conquête qui gouverne les hommes. Ce corps féminin, doux et bestial, est un élément de fascination masculine, c’est l’arme par laquelle elle parvient, d’une certaine manière, à inverser les rapports de force entre les genres. Au lieu de s’assujettir à la domination des hommes et de leur pouvoir financier, elle sort de toute soumission en vivant sa vie comme elle l’entend.  En effet, si l’on peut penser que Nana se plie à leurs volontés par rapport à sa condition sociale précaire, en réalité, une lecture moderne du roman démontre qu’elle les dépouille de tout leur argent pour arriver à ses fins, elle s’émancipe à sa façon, et gagne en indépendance. Nana connaît une fin tragique, l’originalité de son personnage de ne devant pas choquer l’audience considérant l’époque à laquelle Zola écrit; mais une double lecture pourrait laisser apercevoir dans ce roman une prémisse avant-gardiste d’un personnage féministe. Le roman révèle à la société que, non seulement, la femme entretient bel et bien un rapport avec son corps, mais également qu’il lui permet, dans un sens, l’obtention d’une certaine puissance et liberté. 

Mais cet « empowerment » de la femme par sa sensualité est limité, son corps est amené à être hypersexualisé. Ce terme désigne l’attribution d’un caractère purement sexuel à un produit, une personne ou un comportement, dans ce cas, le corps de la femme. À l’inverse de l’exemple traité préalablement, ce phénomène tend plutôt à enfermer la femme dans l’image de son corps, et elle peine à exister au-delà de celui-ci qui est instrumentalisé. La philosophe Sandra Bartky, dans Femininity and Domination, utilise la théorie de l’aliénation de Marx pour expliquer quelles sont les conséquences de cette hypersexualisation sur la construction identitaire des filles de tout âge. L’auteure pense que l’esprit et la personnalité globale des femmes ne sont pas reconnus à leur juste valeur, et que le corps prime et compte davantage aux yeux de la société. Elles sont alors fragmentées, ce qui mène à leur objectification, car leur corps est séparé de l’âme ; il devient ce qui est censé les représenter. 

L’hypersexualisation de cette image du corps de la femme, comme une vitrine dominante à leur être, modifie la façon dont elles-mêmes finissent par se percevoir. Les injonctions de beauté et les codes sexués établis par la société autour de leur corps qui, puisque supérieur, doit être à la hauteur des attentes, ajoutent une pression sociale aux femmes. Au fil des années, la société a imposé un nombre important de critères de perfectibilité du corps de la femme, pour qu’il soit davantage fort, en restant fragile et contrôlable, beau sans être superficiel, ou encore irrémédiablement séduisant, sans  être vulgaire. Mais celle-ci se voue à ne jamais qu’effleurer les attentes de la société, à l’origine d’une multitude de contradictions qui font que la femme ne peut atteindre cet “ideal” attendu. Et c’est ainsi que l’on s’en rend compte, que l’on se questionne: l’hypersexualisation, un peu paradoxale, non ? On tend à attribuer un caractère sexuel au corps de la femme, on veut l’embellir et le rendre parfaitement désirable, puis on la méprise pour cela, engendrant débats publics et véritable conflit intérieur. Ces impositions de normes sont donc à l’origine d’une intériorisation du phénomène, et les femmes peuvent finir par se sexualiser elles-mêmes, à outrance, pour exister. Dans son livre Beauté fatale, Mona Chollet définit ce processus comme une tyrannie de la beauté ou du look, une alimentation féminine. L’auteure nuance néanmoins son propos, et émet les prémices d’une solution en écrivant « Non décidément, il n’y a pas de mal à vouloir être belle. Mais il serait peut-être temps de reconnaître qu’il n’y a aucun mal non plus à vouloir être ». (Chollet, 2012) 

Une dose d’espoir, et ça fait du bien… !

Entre libertés de séduction comme affirmation dans la société, ou hypersexualisation du corps, on s’assoit, et l’on se demande: comment vivre lorsque en tant que femme dans le corps d’une femme ? Comment se réconcilier avec un corps qui offre tant d’opportunité de pouvoir, mais qui peut être instrumentalisé par la société ? Comment expérimenter la féminité dans son intégralité, sans y être réduite ? 

Dans Un corps à soi, la philosophe Camille Froidevaux de Metterie explique qu’il ne faut pas vivre de manière désincarnée, mais que le féminin même se construit sur sa réappropriation. Parce qu’il serait terriblement réducteur que d’oublier notre corps. Alors je le dis : non, il ne s’agit pas ici d’un compte rendu foncièrement misérabiliste de la condition féminine, ce stade est dépassé. Il n’est pas question de pleurer la sexualisation du féminin. Il tient d’un impératif de démontrer qu’il est possible de transcender l’objetification, et que c’est un combat de tous les genres, que de déconstruire puis de reconstruire de manière permanente l’idée du corps de la femme. 

Éprouvez de manière charnelle, en gardant à l’esprit la nécessaire destruction des ressorts patriarcaux de la soumission. Reconsidérez les analyses déjà bien avancées de De Beauvoir, qui refusait de nier la condition sexuée de la femme, mais de la redéfinir sous forme d’une liberté nouvelle. Redessinez-vous un corps, qu’importe ce qu’il est, puis faites-en l’allié de la lutte pour l’égalité. Être une femme avec un esprit fort, dans un corps fort.

Il n’y a pas de fatalisme de l’hypersexualisation; il s’agit d’exister au-delà ET avec son corps : sans l’effacer, en se le réappropriant. Il existe comme une partie de chacun, et il est une force à redécouvrir et revaloriser. 

Bibliographie:

Barkty, Sandra. 1990 Femininity and Domination: Studies in the Phenomenology of Oppression, New York: Routledge. 

Chollet, Mona. 2012. Beauté Fatale: Les Nouveaux Visages D’une Aliénation Féminine. Paris: Zones.  

De Beauvoir, Simone. 1949. Le deuxième Sexe. Paris: Gallimard.  

Froidevaux-Metterie, Camille. 2021. Un Corps À Soi. Paris: Éditions du Seuil.  

Zola, Emile. 1880. Nana. Rougon-Macquart, Paris, Charpentier. 

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